Tant que tu ne l’as pas vécu

Il y a quelques années, cette expression était à la mode et elle m’énervait beaucoup.

Quelqu’un racontait son histoire, se plaignait un peu de ne pas avoir trouvé d’écoute et de soutien, et il y avait toujours quelqu’un pour dire : en même temps, c’est vrai que tant que tu ne l’as pas vécu, tu ne peux pas savoir. Et donc comprendre. Et donc aider.

Je ne suis décidément pas d’accord avec ce raisonnement. Faut-il forcément avoir soi-même vécu quelque chose dans sa chair pour commencer à s’y intéresser, pour chercher à comprendre ce que peut ressentir une personne qui le vit ? Pour proposer aide et surtout écoute ?

Ma place, si complexe parfois, je n’ai pas envie de la céder, j’ai juste envie qu’on la reconnaisse

A l’autre bout du spectre des expressions qui dissimulent une envie de se mêler sans s’impliquer, il y a le fameux Moi à ta place,… Comment ça toi à ma place ? Ben non justement, ma place, si complexe parfois, je n’ai pas envie de la céder, j’ai juste envie qu’on la reconnaisse. Il n’y a donc pas de raison que quelqu’un qui ne vit pas une chose que je suis en train de vivre me dise ce qu’il ou elle ferait à ma place. Particulièrement quand je n’ai rien demandé.

Ce qui me frappe souvent c’est l’ambivalence des sentiments qui anime une personne qui dit à la fois ce qu’elle ferait si elle était à la place d’un.e gros.se et en même temps que (ouf) elle ne l’a jamais vécu. Quel sentiment domine ? L’envie d’aider ? La joie de n’avoir jamais vécu l’opprobre d’être gros dans une société grossophobe ? La certitude surpuissante et rassurante de détenir la solution à un problème si complexe ?

Quel sentiment domine ? L’envie d’aider ou la joie de n’être pas celle ou celui qui subit l’opprobre d’être gros ?

Autre chose me frappe pendant que j’essaie d’identifier le sentiment honteusement dominant chez une telle personne : à quel point il ou elle n’a jamais marché un kilomètre dans mes chaussures. À quel point il ou elle ignore la réalité concrète de mon quotidien entravé par cet environnement urbain qui ne fait pas de place à mon corps gros.

Sait-il ce quart de seconde en arrivant au restaurant où je checke les chaises d’un regard rapide pour m’assurer que je pourrai y rentrer ? Sait-il que je scanne mon chemin de loin pour ne pas me retrouver coincée entre deux rangées de chaises trop étroites ? Sait-il que si je ne me fais pas de tâches ou ne déchire pas mon gilet c’est pour ne pas avoir à en acheter un à la volée puisque je sais qu’il n’y aura pas ma taille dans le magasin du coin ? Sait-il que cette liste de micro vérifications, tous ces automatismes internalisés, pour éviter les situations embarrassantes, doux euphémisme pour humiliantes, est longue et constitue une sacrée charge mentale ?

Toutes ces micro vérifications, tous ces automatismes internalisés pour éviter une les situations embarrassantes, constituent une sacrée charge mentale

C’est ça je crois la vertu principale du livre Gros n’est pas un gros mot de Daria Marx et Eva Perez-Bello : dévoiler aux non gros une partie de ce qui se joue dans le quotidien d’un gros. Lui ouvrir les yeux sur ces myriades de micro agressions qu’il n’a jamais ni vécues ni perçues ni même imaginées.

Ce livre, après l’avoir soi-même lu, je crois qu’il faut l’offrir à tous celles et ceux qui pensent savoir ce que nous vivons et pouvoir nous donner des conseils sans avoir pourtant jamais pris la peine de simplement nous le demander.

Livre :
Gros n’est pas un gros mot : chroniques d’une discrimination ordinaire. Daria Marx et Eva Perez-Bello, Librio, 2018, 128p.

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